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De la raison d'être des Ruines Romaines

Cette nuit, quand j’ouvre les yeux, le sol tremble sous mon ventre. Impossible de savoir si je monte ou si je descends, de quel coté je penche. Voilà que quelque chose trahit l’horizontalité, jusqu’alors incontestée, de mon sommeil. Nous sommes le 24 août à Rome, et il est 3h36.

Cette nuit, dans l’obscurité, la Ville Éternelle et la cité du Vatican vacillent. Les sculptures du Bernin et les murs de marbre, la terre battue et les toits tuilés, tout tremble. Je sais que les pins parasols du patio ne bruissent pas à cause du vent.

Il n’y a ni temps, ni raisons d’avoir peur. Le tremblement est d’une force absolue et irrésistible, celle de la puissance de la Terre. Une puissance contre laquelle on ne se révolte pas. J’accepte totalement de me laisser bercer par la secousse, j’accepte que tout puisse arriver. Si la ville panique, il est impossible de le savoir, et je crois que chaque humain des environs est seul à cet instant. A cet instant, le tremblement de terre – de magnitude 6,3 et dont l’épicentre se situe à 150 km au nord-est de Rome - est encore un tremblement de terre.

A cet instant, la nuit se fend et se fragmente. Quelque part, je ne sais pas encore où, des fissures déploient leurs ramages en éclairs inversés, soudaines et vives. Le craquement du ciel est remplacé par celui des entrailles de la terre. Ailleurs, une force est destructrice. Ici, elle est camouflée par la douceur de sa mélodie. Contre toute attente, cet orage souterrain ne fait pas le bruit du tonnerre - juste le murmure de la vaisselle chamboulée dans les placards, le tac-tac apaisé des cadres en bois dansant contre les murs. Les chiens aboient. La musique des immeubles mouvants n’est pas inquiétante – devrait-elle l’être ?

Et si un orage inversé a fissuré la nuit, rien n’indique encore que son averse est faite de pierres mortelles, retournant les protections des habitants d’Amatrice et d’Accumoli contre eux-mêmes. Il y aura encore une réplique, et entre les chiens et les loups de l’aube, on découvrira les dégâts. Dans les jours suivants, le bilan s’alourdira de façon exponentielle.

A Rome, les bruits du matin n’ont pas changé, le frottement appuyé du balai de paille, l’écho râpeux des feuilles mortes qu’il fait glisser sur les sols dallés, l’arrosage automatique des pelouses qui génère ce bruit de cigale artificielle. Trois petites vieilles parlent sur leur banc comme à leur habitude, cette fois je distingue nettement le mot terremotto.

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C’est que la faille des Apennins traverse l’Italie de long en large, et les séismes sont fréquents dans le pays. Combien de temps avant que la Ville éternelle ne soit à nouveau frappée ? Alors que Rome n’a subi aucun dégât direct aujourd’hui, il suffit d’une promenade pour voir des ruines, présentes partout et sous toutes les formes : habitées et abandonnées, détruites et restaurées. Ici tout est imbriqué dans les ruines, les monuments les plus beaux sont construits sur des ruines, avec des ruines. Les pierres du Colisée ont servi à bâtir la Basilique Saint Pierre, établissant ainsi une formidable continuité au sein de la ville.

Marchés de Trajan, 26 aout 2016 – vus depuis les musées Capitolins, Aquarelle - I.Del Real.

Il n’est pas rare au coin d’une petite rue, de voir une Eglise du XIIème siècle, encastrée entre deux immeubles du XIXème.

De voir un passant lire le journal à l’ombre, assis sur le chapiteau d’une colonne corinthienne magnifiquement sculptée.

De déboucher sur une colonnade de la Rome antique qui ne soutient plus rien. Ou peut être qu’elle soutient l’invisible sentiment que la ville est éternelle. Peut être que les ruines, symbole romantique du temps qui passe, rappel pragmatique de la destruction, sont le fil rouge de l’intemporalité de Rome, l’essence même de l’éternité qu’elle dégage.

La proximité de la ruine tue naturellement la peur et la mélancolie qu’elle pourrait faire naître ailleurs, sur d’autres peuples. Tout rappelle le déclin, tout est renaissance. Rome ne se construit pas contre les ruines, mais bien avec.

Et en regardant la ville depuis le Janicule, en acceptant le recul nécessaire offert par cette huitième colline, une ineffable unité se dégage d’entre les siècles. Le temps est passé comme il fallait, il passera comme il faudra.

Rome, 24 aout 2017 – vue depuis le Janicule, qui tient son nom de la divinité Janus, le dieu biface du commencement et de la fin. Janus bifrons, un visage tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir.

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Pins parasols envasés dans les colonnes cannelées, 24 aout 2016, la silhouette des troncs qui se détache des immeubles ou dans le ciel romain est aussi, je crois, un symbole de l'intemporalité de la ville.

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